ETHOS

La réhabilitation des conditions de vie dans les territoires contaminés par l'accident de Tchernobyl en Biélorussie

ETHOS1 : GROUPE "MAMANS"

Constat initial : Les mères sont inquiètes pour la santé de leurs enfants

Les premiers entretiens entre l’équipe Ethos et les habitants du village ont fait très vite apparaître que les mères de famille, notamment les jeunes mères, étaient particulièrement inquiètes pour la santé de leurs enfants.

Dans quel contexte s’inscrit cette inquiétude ? En premier lieu, le discours officiel des médecins sur place consiste à dire aux mères : "Vos enfants sont malades". Des médecins viennent régulièrement à l’école et constatent, depuis des années, une dégradation de la santé des enfants. Désarmés, ils ont tendance à retourner le problème, en interpellant les familles : "Que faites-vous, notamment vous les mères ? Arrêtez de donner aux enfants de la nourriture contaminée." Cela finit par induire une sorte de culpabilisation chez les mères, particulièrement lourde à porter. Elles ont conscience que c’est à elles d’intervenir parce qu’elles sont responsables de la santé de leurs enfants.

Un autre facteur contribuant à l’inquiétude, c’est la méconnaissance totale des mécanismes d’exposition. A l’arrivée de l’équipe Ethos, en 1996, les habitants n’avaient aucune idée des niveaux auxquels ils étaient exposés. Même la simple distinction entre "exposition externe" et "contamination interne" n’étaient pas comprise. Pendant les années post-accidentelles, de nombreuses mesures ont été réalisées par les autorités biélorusses, ou par d’autres équipes qui se sont rendues sur place, mais aucune information à caractère pédagogique n’a été diffusée en retour aux populations.

La protection radiologique des enfants : bonne à l’extérieur, mauvaise à la maison !

La prise en charge de la santé des enfants est assurée par la collectivité à travers le système scolaire. D’abord les enfants mangent à l’école des produits propres (non contaminés). Ensuite, deux fois par an, ils partent pendant un mois dans un sanatorium du pays situé en territoire non contaminé. Ces sanatoriums placent les enfants en situation de malades. Pendant ce temps, ils n’intègrent aucun "becquerel de Tchernobyl". Enfin, les enfants des territoires contaminés de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine sont régulièrement envoyés à l’étranger.

A la maison, la protection radiologique des enfants est très difficile à mettre en œuvre car elle consiste à interdire aux enfants... de vivre : "N’allez pas jouer au fond du jardin, n’allez pas dans la forêt, ne mangez pas de myrtilles ni de champignons, n’allez pas vous baigner dans la rivière, c’est contaminé". De plus, les familles vivent essentiellement du petit lopin de terre où elles cultivent des légumes (peu contaminés) et grâce à la vache qui produit du lait (en général plus contaminé).

Ainsi, les jeunes mères se trouvent devant ce paradoxe : les enfants sont protégés en dehors de la famille, quand ils sont pris en charge par le système collectif. Par contre, elles mettent leurs enfants en danger à la maison, en continuant à vivre de manière traditionnelle.

Création d’un groupe d’une dizaine de mères de famille

A partir de ce constat, et après de longues discussions avec les mères du village, l’idée a émergé de construire un groupe autour de la question de la protection des enfants. L’équipe a expliqué les phénomènes d’irradiation externe, de contamination interne, les mécanismes par lesquels les enfants pouvaient se trouver exposés. Les mères (une dizaine) ont très vite compris.

Les mères font des mesures de radioactivité dans leur maison

L’équipe et les mères se sont ensuite lancés dans un programme de mesures pour connaître la contamination ambiante, pour la localiser, pour évaluer les niveaux de contamination ingérée par les enfants. En utilisant elles-mêmes les appareils (Il a été difficile d’en trouver d’utilisation simple, robuste, qui s’intègrent dans la vie de tous les jours !), en effectuant des mesures, les jeunes mères sont devenues autonomes. Un processus de démultiplication des mesures, pris en charge par les mères de famille, s’est alors mis en place pour évaluer les débits de dose ambiants dans les maisons et dans les jardins.

 

Les premiers résultats de mesure ambiante dans les maisons et les jardins ont démontré que le problème le plus préoccupant résidait dans les cendres : on utilise à Olmany des poêles au bois traditionnels, et le bois est contaminé. Une méthode a été élaborée, stipulant de dessiner un plan de chaque maison, de faire des mesures dans toutes les pièces, notamment autour des poêles, pour voir s’il existe des différences de niveaux ambiants, et également dans les jardins.

De retour à Olmany quelques mois plus tard, l’équipe a eu la bonne surprise de découvrir 15 plans et plusieurs dizaines de schémas !

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Les résultats : 298 mesures à l’intérieur des maisons, 67 mesures à proximité des poêles à bois ou à l’intérieur, et 350 mesures environ dans les jardins. Les données ont été rassemblées pour faire l’objet d’une analyse en commun. Très rapidement s’est posé le problème de l’analyse : " est-ce très contaminé, pas beaucoup ? "

Le groupe met au point l’échelle de "l’irradiation externe"

Pour évaluer les niveaux de contamination, il fallait trouver un point de comparaison. "Et chez vous, quels sont les niveaux ?" L’équipe a expliqué que, indépendamment de la contamination de Tchernobyl, il existe un "bruit de fond ambiant" lié à l’irradiation naturelle. Chaque membre de l’équipe Ethos ayant fait le plan de sa maison et réalisé des mesures, les résultats ont été comparés : à l’intérieur des maisons du village, les débits étaient tout à fait similaires à ceux des maisons françaises. Une référence a été choisie : la moyenne d’irradiation en France, soit un débit moyen de l’ordre de 0,15 µSv/h (sources OPRI).

Cela a abouti à la construction d’une échelle construite en fonction des débits de doses ambiants exprimés en µSv/h (microsievert par heure). Cette "échelle de pilotage pour l’irradiation externe" permet de déduire le comportement de précaution à adopter par rapport au débit de dose ambiant :

  • jusqu’à 0,15 µSv/h, les mères considèrent qu’il n’y a pas de problèmes, 
  • entre 0,15 et 1 µSv/h - ce qui équivaut à une dose de 10 mSv/an - il est préférable de réduire la durée du séjour, 
  • au-delà de 1 µSv/h, ce sont des zones à éviter, sauf circonstance exceptionnelle. Par exemple, s’il faut traverser la forêt - 45 minutes, à des niveaux variant de 1,5 à 2 µSv/h- pour aller chercher du bois ou cueillir des myrtilles, ce n’est pas un problème, on peut traverser. Par contre, séjourner en forêt pendant des journées entières est à éviter.

On voit que le côté "interdit" a été "gommé", pour mettre en avant l’aspect gestion du temps : quand on n’est pas obligé d’aller dans une zone contaminée, pourquoi y aller ? Telle est la philosophie qui sous-tend cette échelle, qui a été très bien acceptée au sein de la population.

Les mères font des mesures de la contamination des aliments consommés

Parallèlement, l’équipe a travaillé sur la question de la contamination interne. Dès lors qu’il était clair que le problème était celui de la qualité radiologique des aliments, l’action devait porter sur la ration alimentaire. Les mères ont commencé à noter sur des carnets ce que mangeaient leurs enfants chaque jour. Quand les premiers résultats sont arrivés, l’équipe s’est aperçue que l’idée initiale d’une ration moyenne, même au niveau d’un petit village très homogène de Biélorussie comme Olmany, n’avait pas de sens. Chaque enfant a sa façon de manger. Il existe des aliments de base - le lait, les pommes de terre, les myrtilles - mais nombre d’autres produits sont consommés de façon très variable d’un enfant à l’autre. Comme pour l’irradiation externe où il avait fallu travailler maison par maison, il fallait pour la contamination interne :

  • évaluer les rations alimentaires individuelles, 
  • mesurer la contamination des aliments entrant dans la composition des rations.

Les autorités biélorusses avaient mis en place, depuis plusieurs années, un système de surveillance de la qualité radiologique des aliments. Ainsi dans le village d’Olmany, une personne prélevait régulièrement des échantillons de produits, les mesurait, et envoyait les résultats aux autorités de Minsk. Mais il n’y avait strictement aucun retour de résultats. Cette personne s’était construit sa propre culture radiologique ; elle avait une attitude extrêmement précautionneuse au sein de sa famille, mais il ne lui était pas venu à l’idée de diffuser ses informations et son expérience. Ces mesures, une fois récupérées - il y en avait des centaines - ont fait l’objet d’une analyse en commun. Partant de là, l’équipe a proposé aux membres du groupe qu’ils fassent eux-mêmes leurs propres mesures. Le groupe a décidé de prélever des légumes dans les jardins et de les porter à la radiométriste. Une carte de la qualité radiologique des produits alimentaires à Olmany a ainsi été dressée.

Au vu des résultats, il a été décidé, avec les mères de famille, d’adopter une présentation à trois niveaux :

  • les produits "propres", par exemple toute la nourriture qui provient du magasin, et d’une manière générale des territoires non contaminés, 
  • les produits peu sensibles, essentiellement les légumes, 
  • les produits très sensibles : les champignons (les échantillons mesurés dans le village varient entre 400 et 16000 Bq/kg en frais, jusqu’à 70000 Bq/kg en sec), les airelles, les myrtilles (entre 100 et 3600 Bq/kg), les produits laitiers et la viande.

Les mères ont fait rapidement l’apprentissage de la signification des normes, reconnaissant, en même temps, une certaine validité des normes choisies par les autorités. Le passage de la qualité des produits à la ration alimentaire a été une découverte pour elles. Elles se sont rendu compte que, en fonction de ce qu’elles donnaient à manger aux enfants, la ration pouvait varier de 30 Bq/jour à 800 Bq/jour ! La marge de manœuvre était très importante.

Le groupe met au point "l’échelle de la contamination interne"

Comment piloter l’action, en particulier par rapport aux baies et au lait ? Comme dans le cas de l’irradiation externe, l’équipe a établi avec les mères une échelle permettant de juger si la consommation journalière est satisfaisante du point de vue de la contamination des enfants.

Cette échelle possède trois niveaux :

  • au-dessous de 50 Bq/jour (0,2 mSv/an), on peut considérer que c’est acceptable, 
  • entre 50 et 300 Bq/jour (1,3 mSv/an), il faut viser à réduire autant que possible, 
  • au-delà de 300 Bq/jour, il faut éviter absolument d’ingérer ces produits, et trouver des substituts.

L’implication des médecins

Le processus d’organisation de la prise de décision par les individus eux-mêmes a interpellé l’administration. Ce travail sur la contamination par ingestion débouchait inéluctablement sur le suivi des enfants : la réduction de la contamination induisait la vérification des résultats par des mesures d’anthropogammamétrie réalisées une fois par an à l’école. Pour cela, il fallait réussir à intéresser les médecins concernés. L’équipe a présenté les résultats du travail des jeunes mamans aux autorités régionales. Le responsable du district de Stolyn a tout de suite compris l’intérêt de la démarche, et émis le souhait de collaborer. L’équipe a alors entrepris de présenter les résultats aux médecins du district. Ceux-ci ont pris conscience du rôle pédagogique qu’ils pouvaient assumer par rapport à ce problème du risque radiologique. Ils ont vite compris aussi que le système de culpabilisation dans lequel ils s’étaient installés - bien faire leur travail et rendre les mères responsables de la dégradation de la santé des enfants - était totalement contre-productif, et qu’une possibilité s’ouvrait pour eux de s’appuyer, non plus sur la culpabilisation des parents, mais sur leur participation active. Les médecins ont décidé avec l’équipe et avec les mères d’utiliser la démarche Ethos pour élargir l’action et impliquer les familles au-delà du village.

Les médecins de la région ont été intégrés au groupe des jeunes mères. Ils ont participé aux réunions de travail. Un protocole a été mis en place comportant :

  • des visites médicales approfondies pour les enfants dont les mères étaient volontaires pour améliorer la situation, 
  • des mesures régulières de la contamination interne, 
  • l’analyse des résultats par les mères et les médecins, de manière à ce que s’instaure un dialogue.